’’ On saman ganos, saman akpi oha ! ’’ C’est le refrain de ‘’Akpi’’, le tube controversé de la jeune rappeuse ivoirienne Marla, qui l’a chanté en featuring avec un collectif de rappeurs dits de la nouvelle génération.
Sortie il y a moins d’un an et totalisant déjà plus de trois millions de vues, seulement sur Youtube, cette chanson qui a caracolé en tête des hit-parades dans la catégorie rap Ivoire (le rap avec une coloration et un langage typiquement ivoiriens) a récemment fait l’objet d’une vive polémique sur les réseaux sociaux. Les internautes reprochaient à l’artiste d’avoir chanté un texte qui fait l’apologie de la drogue.
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La rappeuse a essayé cahin-caha de s’expliquer, mais son argumentaire ne passait pas. Sa mère est même venue en renfort pour tenter de soigner l’image de sa fille, en avançant une explication biscornue, mais sa sortie médiatique est finalement restée comme une boutade et a été raillée sur la Toile. A Abidjan, personne n’est dupe, surtout pas sur les questions de langage. Tout le monde a su très vite de quoi il est question dans cette chanson, même si les paroles sont un peu voilées. En effet, le refrain ‘’On saman ganos, saman akpi oha !’’, chanté dans une nouvelle version du nouchi (argot ivoirien), peut se traduire en français : « On tire une taffe de ganos, une taffe d’akpi, oha ! », ‘’saman’’ signifiant ‘’tirer une taffe’’, ‘’ganos’’ (marijuana), akpi (cocaïne) et oha (cri d’encouragement).
Ces mots codés ont été inventés par les jeunes Abidjanais accros pour éviter d’éveiller les soupçons lorsqu’ils parlent de la drogue (lire le lexique en encadré). En plus du refrain, sont relevées d’autres phrases de la chanson comme ‘’A Poy, on saman, on daba attiéké’’ (traduction : A Yopougon, on fume la drogue, on mange l’attiéké). Virage dangereux Si les mélomanes ont vivement dénoncé cette chanson, c’est parce que c’en était une de trop qui parle positivement de la drogue. Et ce, dans un contexte où la consommation des stupéfiants a pris des proportions déjà inquiétantes dans la société ivoirienne.
« Ils ne se fixent plus de limites et c’est devenu hélas la nouvelle donne dans le rap. A croire que le phénomène de la drogue a encore de beaux jours, surtout avec ce soutien de taille qu’il a », regrette Francisca Koblan, grande amatrice de rap. La majorité des rappeurs qui s’illustrent dans cette déviance sont les plus jeunes du mouvement, c’est-àdire la génération qui vient après celle des Kiff No Beat, L’Équipe Type, Bop de Narr, Suspect 95 et Mc One, quoique les derniers cités ne soient pas tous exempts de reproches (certains ont des chansons qui font aussi l’apologie des vices sociaux). Rares sont ceux parmi eux qui ont plus de 25 ans.
Ils ne sont pas signés, ni encadrés pour la plupart. Le principal canal de diffusion de leurs musiques : internet et les réseaux sociaux, des canaux difficilement contrôlables. Et leur seul repère : leurs fans. Pour eux, ils peuvent tout chanter, y compris la drogue et toutes sortes de vices, pourvu que ça leur donne de la cote. En la matière, les exemples sont légion. Dans son tube ‘’Maïmouna remon- té’’, le rappeur Tchaikabo fait l’apologie de la drogue et de tout ce qui l’accompagne et qui sont regroupés sous le concept éponyme à ce titre. Lesky, dans ses chansons ‘’Méchant, Méchant de Cocody’’ et ‘’Maison’’, lui, prône la consommation de l’héroïne surnommée Pawo et du cannabis appelé Kali. ‘’Hymne du paiya’’ de Ste Milano ; ‘’Un tchè’’ de Tripa Gninin ; ‘’Coovi Rekhmire’’ de Fing Fang, etc. vantent différentes sortes de drogues.
Fing Fang, lui, a même déclaré dans une émission télé dans laquelle il fumait sans vergogne, que lorsqu’il fume l’herbe (le cannabis ou la marijuana), il se sent « comme un dieu ». ’’Tu veux que je chante quoi» « Tu veux que je chante quoi le vieux ? D’ailleurs en quoi c’est mauvais ? C’est nous qui avons amené la drogue en Côte d’Ivoire ? Moi, c’est mon public qui me préoccupe. Je fais ce qu’il me demande. C’est mon gagne-pain. On n’est pas les premiers et on ne sera pas les derniers à chanter tous ces thèmes », se justifie un des rappeurs le plus en vogue du moment et qui a voulu rester anonyme. Certains préfèrent s’affubler de sobriquets vicieux ou évocateurs pour se faire remarquer, la concurrence faisant rage. C’est le cas du rappeur Tripa Gninin (signifiant un garçon frivole), ou de l’autre qui s’est baptisé Fior de Bior. Lui s’est fait connaître il y a environ quatre ans à travers une vidéo dans laquelle il se vantait clairement de fumer les meilleures drogues.
La vidéo a été largement diffusée et depuis, le jeune homme qui est sorti de nulle part s’est ensuite lancé dans la musique et est devenu aujourd’hui l’une des figures de proue de la jeune génération du rap ivoire. Dans certaines chansons, on parle de la drogue et des autres vices du début à la fin, dans d’autres, c’est sur une courte séquence ou de manière subliminale. Mais d’une manière ou d’une autre et bien que le langage soit le plus souvent codé, le message compris atteint sa cible. Et pendant ce temps, la drogue continue de gagner du terrain auprès des jeunes. Comme toujours dans l’histoire, les mouvements artistiques accompagnent, reflètent et relatent le contexte social de leur époque. Pour nombre de mélomanes, l’accompagnement du contexte social ivoirien par le rap est dangereux.
Ils s’attendaient à ce que cette musique dénonce les tares plutôt qu’elle ne devienne leur promotrice. Selon Jonathan Jazz, promoteur de spectacles, il y a lieu de s’inquiéter. « Ça fait peur ce qui se passe. Nous sommes sur un chemin dangereux pour notre pays et sa survie, puisque ces nouveaux rappeurs étant jeunes, ils exercent une grande influence sur la jeunesse qui constitue la plus grande partie de la population. Que deviendront-ils demain ? », souligne-t-il. Et de déplorer : « C’est vrai que la drogue et les vices ont toujours été présents dans le rap, mais avant, ça se faisait de manière subliminale. Rares étaient ceux qui osaient chanter la drogue. Hélas, c’est devenu la norme aujourd’hui, dépassant les défauts de cette musique qu’on avait difficilement acceptés ».
Trahison En effet, la vulgarité, l’extravagance, les clashs et la grossièreté dans le rap étaient déjà monnaie courante. Cela ne choquait plus de voir des jeunes gens dénudés dans des clips vidéos, fumant, buvant ou claquant des billets de banque, ou encore des rappeurs se lançant des piques dans leurs chan- sons. Tout ça est tombé dans la banalité, et a fini même par devenir des traits caractéristiques de cette musique originaire des États-Unis d’Amérique. Cependant, « ce qui est choquant aujourd’hui, c’est le fait de voir qu’on pré- sente sous un beau visage alors que ça constitue déjà un gros problème de société qu’on peine à régler.
Le moins qu’on attendait des artistes dans le contexte social actuel, c’était qu’ils contribuent à la sensibilisation pour freiner l’avancée du fléau de la drogue. Et non d’enfoncer le clou. Cette fois, les rappeurs ont trahi le peuple », se désole Germain Koffi, enseignant et féru de rap et du mouvement hip-hop depuis leurs premières heures en Côte d’Ivoire, dans les années 1990. Il dit avoir la nostalgie de l’époque où le rap avait servi à dénoncer les injustices sociales en Côte d’Ivoire. « On a pourtant connu des rappeurs, notamment dans la décennie 2000-2010, comme Garba 50, Billy Billy ou Nash qui se sont servis de leur art pour sensibiliser et corriger les injustices sociales. Avant eux, il y a eu Almighty, Stezo et bien d’autres qui n’ont pas eu besoin de chanter la drogue pour avoir la renommée qu’ils ont eue. Pourquoi aujourd’hui les choses doivent se passer ainsi ? », s’interroge-t-il, visiblement exaspéré.
Adopter une démarche éthique Genre musical de premier plan, le rap, apparu en Côte d’Ivoire au début des années 1990, occupe une place de plus en plus importante dans le pays. Il a évolué de manière fulgurante depuis la sor- tie de la crise post-électorale en 2011 avec l’apparition de groupes hip-hop comme Kiff No Beat et l’Équipe Type, qui lui ont donné une coloration très ivoirienne au point de lui coller l’épithète ivoire. Bien plus qu’une appropriation des codes hip-hop, le rap ivoire arbore des caractéristiques typiquement ivoiriennes : emploi du nouchi, punchlines humoristiques et très cherchées, un rythme un peu plus accéléré et le flow adapté à la sociologie ivoirienne.
Pour certains, l’apologie décriée des vices sociaux dans ce courant musical est quelque chose qui va de soi, comme l’indique Prof. Jamal Séhi Bi Tra, sociologue et maître de conférences à l’Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan-Cocody. « L’artiste étant la bouche de la société, il lui révèle ou lui rappelle ce qu’elle est réellement. Pour vous dire que si l’artiste évoque la drogue dans sa chanson, c’est d’abord pour souligner en grand trait un fait de société. Cela ne le condamne pas non plus à faire la publicité de la drogue, au nom de l’éthique et de la morale », explique l’universitaire. Rester certes dans son époque, mais adopter une dé- marche éthique. C’est ce que prône le tourneur d’artistes Melo Manadja, bien connu dans le milieu du rap ivoire.
« Ils doivent toujours se rappeler l’impact qu’ils ont sur les masses. En plus, les rappeurs ont la particularité d’avoir des fans pour la plupart jeunes. Il faut faire attention à eux et aux générations qui arrivent. Il faut plutôt commencer à promouvoir des valeurs comme le courage, la persévérance. Il faut aussi penser à l’image de notre pays, parce qu’il ne faut pas oublier que le rap ivoire est devenu international », interpelle-t-il. La rappeuse Nash, elle, appelle à lancer une forte campagne de sensibilisation qui devra impliquer tous les grands médias, les artistes considérés comme des modèles, les politiques et même les parents.
Car pour elle, ce rapport étroit entre le rap ivoire et la progression de la consommation de la drogue est une situation à regarder dans sa globalité et à traiter de manière participative. « Il faut inonder sur une longue période les médias avec cette sensibilisation, avec une forte implication de l’État. En fait, on doit présenter autre chose à ces jeunes rappeurs et ils finiront par suivre la tendance. C’est la seule solution », tranche-t-elle
Fraternité Matin
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