Buzz, clash, nombre de vues, amateurisme, clans, grosses cylindrées sont aujourd’hui les pratiques les mieux partagées dans le paysage musical ivoirien. Au point que la médiocrité a pris le pas sur la qualité artistique.
La Côte d’Ivoire, à une certaine époque, a eu son contingent d’artistes qui ont laissé à la postérité des tubes, des classiques qui, plus de 30 ans après, pour les uns et 20 ans pour les autres, se laissent déguster sans modération par toutes générations de mélomanes. Aujourd’hui, cette belle époque de la musique ivoirienne, qui avait pour repère l’excellence musicale, la qualité vocale et la sublime orchestration, est bien loin.
On se délecte encore aujourd’hui des tubes comme Ziboté, Aguisê, ‘’Gniayé’’ d’Ernesto Djédjé, ‘’Taxi sougnon’’, ‘’Anouhomé’’, ‘’Nkenakplesso’’ de Bailly Spinto, ‘’Exode rural’’ de Wedji Ped, ‘’Clipo clipo ‘’, ‘’Minmanlé’’ et ‘’Apartheid’’ du duo Jess Sah Bi et Peter One, ‘’Kalgbeu’’, ‘’Téléphone’’ et ‘’Yobo’’ de Luckson Padaud, Sapiou de Delta Groupe, ‘’Maguy’’ ou ‘’Bomo’’ de Meiway, ’’Missouwa’’ et ‘’Adeba’’ de Monique Seka, ‘’Adouman’’ d’Aïcha Koné, ‘’Iwassado’’ de Nayanka Bell, ‘’Sweet Fanta Diallo’’ d’Alpha Blondy, ‘’Magnimanko’’ d’Ismaël Isaac et bien d’autres classiques qui enrichissent la discographie de la musique ivoirienne de génération en génération.
Ces artistes de talent ont fait place à une nouvelle génération, celle-là, plus abonnée au buzz, clash et autres artifices substantielles, plutôt qu’à la promotion de la qualité artistique. Aujourd’hui, disent-ils, c’est le ‘’Game’’ où le critère d’excellence se mesure plus à la hauteur des ‘’vues’’ sur les réseaux sociaux, que la valeur intrinsèque même de l’artiste.
La qualité vocale, les textes, la carrière artistique, ne sont plus de vrais critères d’appréciation. Même le zouglou qui tire son essence de la critique sociale est réduit aux complaintes amoureuses et la vie de galère. Le Coupé-décalé, l’Afro-trap, le Rapivoire quant à eux, mènent la barque de l’amateurisme.
Au grand dam de la grande musique ivoirienne qui perd sa qualité, son excellence, au profit de la médiocrité artistique et musicale. Et comme l’a dit la sulfureuse artiste mandingue Affou Keïta, « On s’en bas de cui ! », pour ne pas dire « cela n’intéresse personne ».
La course au clash et buzz pour se faire voir
Depuis l’année 2003, un phénomène musical urbain, le coupé-décalé, est venu bouleverser le paysage musical ivoirien. Dans cet environnement caractérisé par les clashs et des rythmes endiablés, enveloppés par les «roukaskass» (roulements saccadés et désordonnés de battérie), la mélodie et la voix ont fait profil bas. Les albums ont fait place à des singles qui sortent à profusion à un rythme effréné.
Chaque mois, les nouvelles ‘’stars’’ de la musique ivoirienne, toutes tendances en vogue confondues, proposent aux mélomanes un single accompagné par un nouveau concept de danse. Mais là où ils se font le plus remarquer, c’est sur les réseaux sociaux. Avant chaque sortie de single, c’est la foire aux injures et aux bassesses de divers ordres. Selon eux, c’est une technique de promotion du single qui, lui-même, ne fait l’objet d’aucune analyse sur la qualité technique des arrangements, la composition du texte et la performance vocale de l’artiste.
On n’en a cure, pourvu seulement que leurs milliers d’abonnés ‘’likent’’, pour qu’ils soient classés au rang de ‘’stars’’ de la musique ivoirienne qui totalisent en une semaine, le ‘’million de vues’’ sur Internet. La discographie est dense, mais la qualité se fait rare. Le bruitage et les arrangements approximatifs, qui se ressemblent d’un single à un autre, ont pris le dessus sur les musiques beaucoup plus élaborées avec des textes audibles et sensibles. Tous chantent de la même façon, car le vocodeur (technologie numérique qui rend la voix électrique et mélodieuse) est passé par là.
Pauvreté des textes et obscénités au menu des chansons
La bonne relève de la musique ivoirienne n’est pas celle qui fait l’actualité musicale. Une autre race de chanteuses et de chanteurs dicte sa loi aux vrais artistes à voix et à textes. Au final, la musique ivoirienne souffre cruellement du manque de bons artistes, adeptes de belles mélodies, de beaux textes et beaux chants.
« Ne cherchez pas à comprendre, dansez seulement », dixit feu Dj Arafat sur le plateau d’Afronight de la télé internationale Télésud TV. Le malaise est profond et va de mal en pis. Les grandes thématiques ont fait place aux textes chargés de symbolique à caractère sexuel pour certains, quand d’autres créent des chansons pour exprimer leur ego surdimensionné : « C’est moi le plus fort, le plus beau, le champion, les autres sont zéros ».
De longues vagues d’onomatopées, des phrases décousues et souvent dépourvues de tout sens font la ‘’fierté’’ de nos artistes qui ont fini par réduire les mélomanes en des consommateurs de ‘’Gnomi et lait’’, (Fior de Bior) ‘’On naka boire, boire, boire’’ (Keimponké), ‘’ Y a chewing-gum dans tes reins’’ (Obam’s), ‘’je cherche mari à entretenir’’ (Daisy) ‘’je suis ton paradis, si tu m’as gouté tu ne peux plus partir’’ (Mula), ‘’Azalaka painhou’’(Didi B), et bien d’autres inepties qui contribuent à la promotion du dévergondage, plutôt qu’à l’éducation des masses.
Entre promotion de la facilité (l’argent rapide, sans effort et sans travailler), et incita- tion à la débauche et à la la drogue, le message de nos nouveaux ‘’modèles’’ artis- tiques gangrène la société et «impacte» négativement une jeunesse en quête de repère qui hélas, s’identifie de plus en plus en ces artistes et aux messages qu’ils véhiculent. D’autres ont carrément fait du spot (citer des noms de personnes dans leurs chansons) un art de chant.
Sous prétexte qu’ils témoignent leur reconnaissance à des mécènes, le texte de leurs chansons est composé à 80% de spots. Or des supports comme la jaquette du CD, le générique du clip ou encore le dossier de presse sont des supports mieux indiqués pour les remerciements. En réalité, c’est une forme de mendicité artistique qui est développée. En effet, si certains perçoivent de l’argent pour chanter des noms, d’autres espèrent en retour un éventuel don.
Aidés par certains promoteurs culturels et médias qui leur dressent le tapis rouge, nos pseudo-stars détruisent chaque jour l’éducation musicale du public, si bien que l’anormal est devenue aujourd’hui la norme dans notre société. En attendant, comme l’a chanté Petit Dénis, ‘’krikata krikata, les ‘’cheval’’ s’en va’’, entrainant la musique ivoirienne qui se voit de plus en plus dépourvu de tout sens sémantique et orchestral.
La foire des bureaux pour remplir les salles
Faire salle comble lors d’un concert est un baromètre important pour jauger la valeur d’un artiste. Mais, en réalité, ce critère n’est qu’un bonus car, le vrai poids de la valeur d’un artiste sur scène se mesure à la dimension de sa prestation artistique et de la qualité du son qu’il propose au public. Pour la nouvelle génération, chez qui l’exception fait la règle, et obnubilée par la course au grand nombre de vues, le raccourci a vite été trouvé.
Une salle comble est synonyme de la valeur de l’artiste. « Je suis fort, j’ai ‘’gbé’’ la salle (faire salle comble). Je suis le meilleur artiste de la Côte d’Ivoire », les attend-on s’enorgueillir sous les vivats de leurs fanclubs qui eux aussi répètent le même refrain à l’endroit de leurs artistes préférés. Pour soigner ce syndrome de l’audience et de la notoriété forcée, les artistes et leurs managers, aidés par les promoteurs de spectacles ont trouvé la parade : la tournée des bureaux et des mécènes.
Une autre mendicité artistique qui ne dit pas son nom. La stratégie est simple : on annonce un concert, on entreprend une tournée médiatisée de mobilisation des autorités politiques, administratives, des mécènes culturels et le tour est joué. Autorités politiques et mécènes s’arrachent à coup de millions les tickets que les organisateurs, l’artiste et son staff, se chargeront ensuite de distribuer au public qui viendra ‘’gbé’’ (remplir) la salle. Après, salle pleine ou vide, organisateurs et artistes ont réussi à écouler tous les tickets et y tirent, dans tous les cas de figure, une satisfaction financière.
Ainsi, des chanteurs du dimanche, à coup de buzz, clash et mendicité artistique, prennent d’assaut, chaque semaine, la salle Anoumabo et l’esplanade du Palais de la Culture à Treichville, ainsi que le Palais des Congrès et la salle des fêtes du Sofitel Abidjan Hôtel Ivoire à Cocody pour des tarifs allant de 10 000 à 200 000 F Cfa. Combien sont-ils les fans de l’artiste qui se sont offert individuellement des tickets de 50 000 ou 200 000 FCfa, pour voir jouer leur artiste ? Quel spectacle chorégraphique, quelle prestation vocale et quelle qualité de son l’artiste a-t-il proposés au public ? Or, c’est fort de ces données qu’on peut raisonnablement jauger l’excellence artistique de l’acteur ; car un concert live implique à l’origine une meilleure adéquation vocale entre l’artiste et l’orchestration déployée par ses musiciens sous la houlette d’un ingénieur de son, expert en la matière.
Cela est-il le cas des nombreux spectacles live de nos pseudo-stars du moment ? En tout cas, au vu de ce qu’il est donné de voir, très peu peuvent se targuer de réussir ce pari. En réalité, des artistes qui ont pignon sur rue dans le paysage musical ivoirien baignent dans l’illusion d’être des professionnels, des stars. Mais ils sont incapables de rééditer, dans des salles moins grandes et à des tarifs de 5000 Fcfa, cet exploit à l’international où les autorités politiques et mécènes ne sont pas dans le ‘’Game’’ de la mendicité artistique et de l’amateurisme.
Prix de pacotilles pour légitimer la médiocrité
Comme un malheur ne vient jamais seul, des promoteurs culturels viennent enfoncer le clou de la médiocrité en instaurant des prix nationaux de pacotille, pour récompenser le ‘’mérite’’ de ces soi-disant bons artistes qui n’ont de mérite que parce qu’ils ont obtenu le plus grand nombre de votants ( ?!). En effet, le voting est pour eux le seul critère de mérite. Invitée sur un plateau télé national, l’une de ces ‘’valeurs’’ de la musique ivoirienne, à qui une plateforme dite crédible de distinction de prix, a décerné le prix de ‘’Meilleur artiste tradi-moderne de l’année’’, a révélé au grand jour la supercherie.
« J’ai misé plus d’un million de F Cfa pour avoir ce prix. J’ai acheté des pass Internet et des unités d’appel à tous mes fans pour qu’ils votent massivement », a indiqué sur le plateau de PPLK de la 3, Aziz 47, désigné Meilleur artiste tradi-moderne de l’année 2022 au Primud 2022. Sans le savoir, cet artiste qui n’existe que par ses apparitions sur les réseaux sociaux et qui n’a jamais donné un concert, ni même fait de petites prestations dans de petites salles, venait ainsi de jeter la pierre dans la mare de la médiocrité artistique.
Et ils sont nombreux, nos nouvelles stars à s’abonner à ce stratagème, pour ensuite venir brandir fièrement leurs trophées de pacotille de ‘’Meilleur artiste’’ à la face du monde. La musique ivoirienne est riche de sa diversité de rythmes. La musique tradi-moderne affiche un impressionnant vi- vier de possibilité musicale. Il en de même pour le reggae made in Côte d’Ivoire, le Zoblazo, le Zouglou, le Yousoumba, la Pop ivoire, le Coupé-décalé et le rap ivoire.
Lisez et faites lire Ivoir’Hebdo
La carrière des devanciers parle encore pour certains, qui devraient servir de modèle à la nouvelle génération, elle aussi caractérisée par son ingéniosité et sa capacité de création. C’est pourquoi il est impératif de sortir de cette grisaille où les bons artistes sont noyés dans le folklore de la médiocrité et n’arrivent pas à exprimer leur art et leur puissance vocale. Et pour- tant, ce n’est pas la qualité qui manque.
Fraternité Matin
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